L'idée d'un pays
Un soir de décembre 2009
Village de Mwanga, Région Sud Malawi
Il est bientôt 19h. La lumière décline rapidement. Ici, le soleil se couche tôt et vite. Une fois qu’il a atteint un niveau suffisamment bas dans sa course descendante, il sombre littéralement derrière l’horizon, plongeant le village et la campagne environnante dans l’obscurité. Il fait chaud, environ 35°C. Nous sommes en décembre et la saison des pluies vient de commencer. Il a plu dans l’après-midi, l’atmosphère est lourde et moite. Dehors, le sol est détrempé. Bientôt, des termites ailés vont en sortir et commencer leurs danses amoureuses, agglutinés aux fenêtres où la lumière les attire. Les derniers vélos passent dans l’obscurité sur le chemin devant la maison. On entend leurs sonnettes et les rires des cyclistes. Ils sont contents car les pluies semblent bien s’installer maintenant. Ils vont pouvoir à nouveau semer le maïs en ayant une bonne chance qu’il tienne le coup. La dernière fois, fin octobre, ils l’ont semé trop tôt, à la toute première pluie. Ensuite, il n’a pas plu pendant un mois. Le maïs a eu juste le temps de germer et de sécher. Un coup pour rien.
Il fait maintenant bien nuit. J’allume la lampe à gaz. Depuis hier, il n’y a plus d’électricité. Les premiers orages ont été très violents et ont dû faire tomber des pylônes sur la ligne, en amont. La société d’électricité doit sûrement être débordée, il ne faut pas s’attendre à avoir à nouveau du courant avant quelques jours. L’année dernière, cela a duré deux mois.
La lampe à gaz accentue encore la chaleur ambiante. Le chuintement du gaz qui brûle emplit la pièce. A ce fond sonore vient s’ajouter la cacophonie des grenouilles installées dans la rizière de l’autre côté du chemin. Maintenant, on entend aussi les termites qui batifolent contre la moustiquaire des fenêtres. Elles sont d’abord quelques dizaines, puis plusieurs centaines, elles recouvrent la moustiquaire. Les gardiens de la maison et du bureau accourent avec des seaux qu’ils déposent au pied des fenêtres. Au bout d’un moment, les termites perdent leurs ailes et tombent dans le sceau. Ça fera une bonne sauce pour accompagner la bouillie de maïs.
Laurence rentre du bureau, la journée est terminée. Dans l’obscurité et sans électricité, c’est difficile de continuer à travailler. Je décide d’aller acheter quelques boissons au village. Je mets mes bottes car le chemin s’est transformé en une véritable patinoire de boue. En sortant, quelques termites entrent dans la maison et se mettent à virevolter autour de la lampe à gaz. Il faut toujours bien faire attention quand on ouvre la porte de dehors à ne pas laisser entrer trop de sales bêtes. Un soir, Laurence a trouvé un serpent qui chassait des geckos au pied des toilettes. Il avait dû entrer un jour où nous avions laissé la porte d’entrée ouverte et sans surveillance. Une fois dehors, le gardien me salue avec un grand sourire. Il est content des pluies de la journée et des seaux de termites qui se remplissent à vue d’œil. Je m’engage sur la piste avec ma lampe torche et mes bouteilles consignées. Je manque de m’étaler deux ou trois fois dans la boue et frôle un choc frontal avec un vélo sans phare. Sur le chemin, des gamins me lancent quelques « givi mi moni ! ». Arrivé au dépôt de boisson, le patron m’échange mes bouteilles vides contre quelques bières, cocas et fantas. Un client, qui devait déjà être dans le bistrot depuis un moment vu sa difficulté à rester en équilibre, me demande de lui payer une bière. Je repars vers la maison.
Au retour, sous les invectives des enfants, je me rends compte que cela fait bientôt deux ans que nous sommes arrivés au Malawi pour mettre en place ce projet de sécurité alimentaire. Pourtant, beaucoup de choses m’échappent encore au sujet de ce pays. Lors de séjours plus courts dans d’autres pays, j’avais eu le sentiment d’avoir saisi quelque chose. Mais peut-être n’était-ce que l’intégration de clichés et d’images faciles. En vivant et en travaillant plusieurs années au Malawi, j’ai peut-être dépassé les clichés, mais qu’ai-je trouvé derrière ? Deux ans, c’est une période finalement trop courte pour construire une représentation plus fine et profonde, d’autant que nous sommes partie prenante : pas voyageurs et simples témoins, mais immigrés occidentaux et chefs de projet. Nous avons un statut social particulier dans notre village, impliquant une distance entre ses habitants et nous malgré les relations fortes que nous pouvons tisser individuellement. Je me sens un peu perdu, comme si la représentation de ce pays fuyait devant ma volonté de mieux le comprendre et de mieux le photographier. Finalement, c’est peut-être cette distance que je dois saisir sur mes images : des lumières, des silhouettes, des atmosphères comme autant de balises qui me permettront peut-être un jour de reconstituer une idée structurée de ce pays.
J’arrive enfin à la maison, je croise le gardien qui part dans sa loge en rigolant avec deux seaux remplis de termites. J’entre rapidement dans la maison. A la lumière de la lampe à gaz, Laurence tente de relire pour la énième fois un vieux numéro du Monde qui traîne dans le salon depuis notre arrivée.
Village de Mwanga, Région Sud Malawi
Il est bientôt 19h. La lumière décline rapidement. Ici, le soleil se couche tôt et vite. Une fois qu’il a atteint un niveau suffisamment bas dans sa course descendante, il sombre littéralement derrière l’horizon, plongeant le village et la campagne environnante dans l’obscurité. Il fait chaud, environ 35°C. Nous sommes en décembre et la saison des pluies vient de commencer. Il a plu dans l’après-midi, l’atmosphère est lourde et moite. Dehors, le sol est détrempé. Bientôt, des termites ailés vont en sortir et commencer leurs danses amoureuses, agglutinés aux fenêtres où la lumière les attire. Les derniers vélos passent dans l’obscurité sur le chemin devant la maison. On entend leurs sonnettes et les rires des cyclistes. Ils sont contents car les pluies semblent bien s’installer maintenant. Ils vont pouvoir à nouveau semer le maïs en ayant une bonne chance qu’il tienne le coup. La dernière fois, fin octobre, ils l’ont semé trop tôt, à la toute première pluie. Ensuite, il n’a pas plu pendant un mois. Le maïs a eu juste le temps de germer et de sécher. Un coup pour rien.
Il fait maintenant bien nuit. J’allume la lampe à gaz. Depuis hier, il n’y a plus d’électricité. Les premiers orages ont été très violents et ont dû faire tomber des pylônes sur la ligne, en amont. La société d’électricité doit sûrement être débordée, il ne faut pas s’attendre à avoir à nouveau du courant avant quelques jours. L’année dernière, cela a duré deux mois.
La lampe à gaz accentue encore la chaleur ambiante. Le chuintement du gaz qui brûle emplit la pièce. A ce fond sonore vient s’ajouter la cacophonie des grenouilles installées dans la rizière de l’autre côté du chemin. Maintenant, on entend aussi les termites qui batifolent contre la moustiquaire des fenêtres. Elles sont d’abord quelques dizaines, puis plusieurs centaines, elles recouvrent la moustiquaire. Les gardiens de la maison et du bureau accourent avec des seaux qu’ils déposent au pied des fenêtres. Au bout d’un moment, les termites perdent leurs ailes et tombent dans le sceau. Ça fera une bonne sauce pour accompagner la bouillie de maïs.
Laurence rentre du bureau, la journée est terminée. Dans l’obscurité et sans électricité, c’est difficile de continuer à travailler. Je décide d’aller acheter quelques boissons au village. Je mets mes bottes car le chemin s’est transformé en une véritable patinoire de boue. En sortant, quelques termites entrent dans la maison et se mettent à virevolter autour de la lampe à gaz. Il faut toujours bien faire attention quand on ouvre la porte de dehors à ne pas laisser entrer trop de sales bêtes. Un soir, Laurence a trouvé un serpent qui chassait des geckos au pied des toilettes. Il avait dû entrer un jour où nous avions laissé la porte d’entrée ouverte et sans surveillance. Une fois dehors, le gardien me salue avec un grand sourire. Il est content des pluies de la journée et des seaux de termites qui se remplissent à vue d’œil. Je m’engage sur la piste avec ma lampe torche et mes bouteilles consignées. Je manque de m’étaler deux ou trois fois dans la boue et frôle un choc frontal avec un vélo sans phare. Sur le chemin, des gamins me lancent quelques « givi mi moni ! ». Arrivé au dépôt de boisson, le patron m’échange mes bouteilles vides contre quelques bières, cocas et fantas. Un client, qui devait déjà être dans le bistrot depuis un moment vu sa difficulté à rester en équilibre, me demande de lui payer une bière. Je repars vers la maison.
Au retour, sous les invectives des enfants, je me rends compte que cela fait bientôt deux ans que nous sommes arrivés au Malawi pour mettre en place ce projet de sécurité alimentaire. Pourtant, beaucoup de choses m’échappent encore au sujet de ce pays. Lors de séjours plus courts dans d’autres pays, j’avais eu le sentiment d’avoir saisi quelque chose. Mais peut-être n’était-ce que l’intégration de clichés et d’images faciles. En vivant et en travaillant plusieurs années au Malawi, j’ai peut-être dépassé les clichés, mais qu’ai-je trouvé derrière ? Deux ans, c’est une période finalement trop courte pour construire une représentation plus fine et profonde, d’autant que nous sommes partie prenante : pas voyageurs et simples témoins, mais immigrés occidentaux et chefs de projet. Nous avons un statut social particulier dans notre village, impliquant une distance entre ses habitants et nous malgré les relations fortes que nous pouvons tisser individuellement. Je me sens un peu perdu, comme si la représentation de ce pays fuyait devant ma volonté de mieux le comprendre et de mieux le photographier. Finalement, c’est peut-être cette distance que je dois saisir sur mes images : des lumières, des silhouettes, des atmosphères comme autant de balises qui me permettront peut-être un jour de reconstituer une idée structurée de ce pays.
J’arrive enfin à la maison, je croise le gardien qui part dans sa loge en rigolant avec deux seaux remplis de termites. J’entre rapidement dans la maison. A la lumière de la lampe à gaz, Laurence tente de relire pour la énième fois un vieux numéro du Monde qui traîne dans le salon depuis notre arrivée.